Entre écrans omniprésents et inquiétudes montantes : pourquoi parler d’addiction ?

Téléphone, ordinateur, tablette, console, télévision… Les écrans font partie du quotidien de la quasi-totalité des adolescents en France. Selon la dernière enquête nationale EnCLASS (2022), 93% des collégiens possèdent un smartphone et, en moyenne, un adolescent passe plus de 4 heures par jour devant un écran hors temps scolaire. Pourtant, toutes les consommations ne posent pas problème. La question de l’addiction, souvent évoquée par les familles et les professionnels, n’est pas toujours simple à cerner.

Le terme « addiction aux écrans » n’est pas encore officiellement reconnu dans les classifications médicales, à une notable exception : le trouble lié à l’usage des jeux vidéo en ligne, intégré en 2018 par l’OMS (CIM-11). Cependant, les dérives existent, et le vécu de certaines familles montre des situations où l’usage des écrans prend une place excessive, source de souffrance et d’isolement. D’où l’importance de comprendre : à partir de quand peut-on parler d’addiction ? Quels signes doivent alerter ?

Quels comportements peuvent faire penser à une addiction aux écrans ?

L’addiction ne se résume pas à une question de durée. Comme pour d’autres conduites, l’important est l’impact sur la vie quotidienne. Plusieurs signes peuvent alerter sur un usage problématique chez les adolescents :

  • Perte de contrôle : difficulté, voire impossibilité, de limiter le temps passé, même en cas d’effets négatifs sur la santé ou la scolarité.
  • Préoccupation constante : pensées répétitives autour de l’utilisation future des écrans, sentiment d’irritabilité ou d’ennui sans accès au numérique.
  • Retrait social : désintérêt progressif pour d’autres activités (sport, sorties, loisirs créatifs), repli sur soi, contacts familiaux et amicaux réduits.
  • Impact sur le sommeil et l’alimentation : coucher tardif, difficultés à se lever, sauts de repas voire grignotage désordonné devant l’écran.
  • Résistance aux limites : mensonges sur le temps passé, conflit accru avec les proches à ce sujet, sentiment de « manque » en cas de restriction.

Chez les jeunes, ces signes peuvent s’associer à des symptômes d’anxiété, d’irritabilité, parfois de tristesse, ou encore à une baisse de motivation scolaire. Une étude menée par l’Observatoire Français des Drogues et des Tendances Addictives (OFDT) en 2021 révèle qu’environ 11% des 11-14 ans et 16% des 15-17 ans présentent une pratique jugée à risque selon l’échelle EPN : Échelles de Pratiques numériques.

De l’hyperconnexion à l’addiction : zones grises et facteurs de vulnérabilité

Être « hyperconnecté » ne conduit pas forcément à l’addiction. Beaucoup d’adolescents jonglent quotidiennement entre réseaux sociaux, séries, jeux, devoirs en ligne, tout en conservant des liens sociaux et une vie équilibrée. C’est l’accumulation de vulnérabilités individuelles, familiales ou contextuelles qui peut faire basculer vers un usage problématique.

Facteurs individuels : quand la vulnérabilité s’installe

  • Faible estime de soi ou recherche de valorisation sociale, souvent à travers les likes ou le nombre d’abonnés.
  • Isolement préalable, timidité ou difficultés relationnelles, accentuées par la crise sanitaire qui a augmenté la place des outils numériques pour « garder le contact ».
  • Troubles anxieux ou dépressifs : chez certains jeunes, le numérique devient une forme d’auto-médication contre le stress ou la tristesse.

Environnement familial et social

  • Absence de régulation parentale (peu ou pas de limites, pas de dialogue sur les usages).
  • Modélisation de comportements problématiques : adultes eux-mêmes surconnectés.
  • Crises familiales (séparation, tensions, deuil…), qui rendent plus propice le repli derrière un écran.

On observe par ailleurs des différences entre les usages selon le genre : les garçons sont plus concernés par le jeu vidéo (jusqu’à 90% d’entre eux y jouent plusieurs fois par semaine), tandis que les filles investissent plus les réseaux sociaux (source : INJEP, 2022). Les risques d’addiction existent dans les deux cas, avec des manifestations parfois différentes : excitation et irritabilité pour l’un, anxiété et pression sociale pour l’autre.

Quels types d’écrans et de contenus favorisent l’addiction chez les ados ?

L’addiction ne concerne pas tous les usages. Certains contenus sont identifiés comme plus « addictogènes », en particulier :

  • Jeux vidéo en ligne : en particulier les jeux multijoueurs (MMORPG, battle royale…) qui offrent des gratifications immédiates et favorisent l’immersion.
  • Réseaux sociaux (TikTok, Instagram, Snapchat…) : leur système de notifications, de likes et de vidéos courtes pousse à un usage fréquent et répétitif.
  • Streaming vidéo : l’enchaînement automatique des épisodes (« auto-play ») sur les plateformes type Netflix peut entraîner une consommation continue.

D’après l’enquête « Jeunes et Médias » menée par l’UNAF en 2023, près de 70% des adolescents français disent avoir du mal à se limiter quand ils commencent une série ou un jeu en ligne.

Sur le plan physique, psychique et social : quelles conséquences pour les adolescents ?

L’addiction aux écrans n’est pas sans conséquence. Voici les principaux effets observés :

  • Sommeil perturbé : le temps passé sur les écrans, en particulier le soir, décale l’endormissement, réduit la qualité du repos et accroît la fatigue diurne.
  • Baisse de l’activité physique : plus de temps devant les écrans, c’est moins d’occasions de bouger — or, l’ANSES (Agence Nationale de Sécurité Sanitaire) pointe 66% d’adolescents insuffisamment actifs en 2023, en lien avec la sédentarité numérique.
  • Problèmes de posture, douleurs cervicales et visuelles : à force d’être immobile, yeux rivés à l’écran, des troubles physiques émergent (maux de dos, yeux irrités, migraines).
  • Isolement relationnel : les « amis numériques » remplacent parfois les rencontres réelles, avec un risque de repli voire de cyberharcèlement.
  • Détérioration des résultats scolaires : baisse de l’attention, retards dans les devoirs, perte de motivation.
  • Santé psychique fragilisée : exposition accrue à la comparaison/socialisation sur les réseaux, risque d’anxiété, de dévalorisation voire d’état dépressif.

Ces conséquences ne sont pas systématiques mais elles doivent alerter lorsque plusieurs sphères de la vie du jeune sont affectées simultanément, et que l’usage des écrans devient un « refuge » ou la principale source de plaisir.

Comment repérer le seuil critique chez un adolescent ?

Pas de formule magique, mais quelques « alertes » qui, selon les pédopsychiatres et acteurs de terrain, méritent une attention particulière :

  1. Changement brutal de comportement (agressivité, irritabilité, tristesse), particulièrement en cas de restriction imposée.
  2. Bouleversements du rythme de vie (nuit blanche, absences répétées à l’école, désinvestissement total d’anciennes passions).
  3. Isolement marqué ou rupture du dialogue familial.
  4. Mise à l’écart de l’entourage non connecté (frères, sœurs, amis non joueurs, etc).
  5. Multiplication des conflits autour des écrans, avec sanctions inefficaces ou sentiment d’impasse éducative.

Le repérage précoce de ces signaux, surtout s’ils s’installent durablement, est important pour pouvoir réagir sans dramatiser, mais sans banaliser non plus.

Agir face à l’addiction aux écrans : quelles pistes et ressources ?

Les solutions sont rarement miracles, mais plusieurs axes permettent d’avancer :

  • Favoriser le dialogue avant la sanction, essayer d’entendre les besoins ou le mal-être qui se cachent derrière l’hyperconnexion.
  • Mettre en place des temps d’échange réguliers sur les usages, l’actualité des réseaux, les émotions ressenties en ligne.
  • Encadrer le temps d’écran, en fixant des plages horaires « sans numérique » (repas, chambres la nuit), de préférence ensemble pour éviter la logique du « faites ce que je dis, pas ce que je fais ».
  • Suggérer des alternatives concrètes : activités sportives, manuelles ou culturelles, occasions de socialisation « hors écran ».
  • Demander de l’aide si le dialogue est rompu ou si l’état psychique de l’adolescent s’altère (consultation jeune consommateur, maison des ados, pédopsychiatre…).

En Normandie, plusieurs dispositifs de soutien existent (numéros d’écoute, structures d’accompagnement spécifiques), et la plupart des consultations jeunes consommateurs (CJC) accueillent gratuitement familles et adolescents, même pour des questions de comportement face au numérique, sans médicalisation forcée.

Des adolescents pas si passifs : éduquer, responsabiliser sans surdramatiser

Enfin, gardons à l’esprit que tous les adolescents ne sont pas égaux devant le risque d’addiction. Beaucoup développent un usage responsable, voire critique, des écrans, surtout lorsqu’ils ont été sensibilisés dès l’enfance, que le numérique est un sujet de conversation familial, et qu’ils disposent d’alternatives pour s’exprimer ou s’occuper.

Les campagnes d’éducation aux médias, le développement de la citoyenneté numérique à l’école, ou encore les démarches comme le dispositif PIX contribuent à donner plus de pouvoir d’agir aux jeunes et à leurs parents. À l’échelle de la prévention, il s’agit moins de diaboliser les écrans que de favoriser un apprentissage, une régulation intérieure, et un accompagnement bienveillant mais exigeant.

Le numérique n’est pas un ennemi, mais un environnement à apprivoiser. Préserver l’équilibre, repérer les dérives, accompagner le dialogue : autant de clés pour agir collectivement, et soutenir les adolescents dans ce défi de notre temps.

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