Les contours d’une pratique : de la passion à l’excès

Le sport occupe une place particulière dans notre société. Il est encouragé au niveau individuel, valorisé dans les politiques publiques, et plébiscité dans le discours médical. Ses bienfaits sur la santé physique et psychique ne sont plus à prouver : diminution du risque de maladies cardiovasculaires, lutte contre l’obésité, amélioration de l’estime de soi, prévention du stress… (Source : Inserm, dossier d’expertise collective 2019).

Pourtant, on entend parfois parler de « dépendance au sport », « addiction à l’exercice physique », voire d’« exercice excessif compulsif ». Ces termes recouvrent-ils une réalité médicale ? Quels comportements doivent alerter ? Dans un monde où l’image du « corps sain » envahit les réseaux sociaux, comment distinguer entre engagement sportif intense, rigueur et véritable perte de contrôle ?

Existe-t-il une addiction au sport ? Les débats scientifiques

Le terme « addiction » est aujourd’hui bien défini dans la littérature médicale et psychologique : il désigne une perte du contrôle volontaire, se traduisant par le maintien d’un comportement malgré les conséquences négatives, un besoin irrépressible (craving), et la présence de symptômes de manque en cas d’arrêt. L’addiction repose donc sur ces trois piliers : perte de contrôle, prééminence du comportement et persistance malgré les dommages.

S’il est admis de longue date pour les substances (alcool, tabac, cannabis…), le débat demeure pour les addictions dites « sans substance » : jeux, écrans, achats compulsifs… ou sport.

  • Le DSM-5 (manuel de référence en psychiatrie, édition américaine) n’a pas intégré l’addiction à l’exercice physique comme diagnostic officiel. Il retient cependant le trouble du jeu d’argent comme seule addiction comportementale avérée.
  • L’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) n’a pas reconnu officiellement l’addiction au sport dans la Classification internationale des maladies (CIM-11).

Pour autant, de nombreuses études documentent des cas de « dépendance à l’exercice », avec des symptômes proches des addictions, en particulier chez certains sportifs amateurs ou professionnels. Il existe donc une réalité clinique : des personnes développent un rapport pathologique à leur pratique d’exercice physique, parfois avec des impacts sévères pour leur santé, leur vie sociale ou professionnelle.

Où s’arrête la pratique saine, où commence le danger ?

Faire du sport régulièrement, s’entraîner pour progresser, participer à des compétitions : tout cela relève d’un mode de vie parfois exigeant, mais pas forcément problématique. Le glissement vers l’excès se fait souvent de façon insidieuse.

Les critères qui doivent alerter

  • Pratiquer de façon compulsive, sans plaisir, avec une impossibilité de réduire ou d’arrêter malgré des signes d’alerte physique ou psychique
  • Consacrer une part excessive de son temps (jusqu’à plusieurs heures par jour) au détriment d’autres activités sociales, familiales, professionnelles
  • Ressentir un malaise, une irritabilité voire une angoisse sévère en cas d’impossibilité ou de réduction de la pratique
  • Maintenir une pratique intense malgré des blessures, une fatigue extrême ou des contre-indications médicales
  • Justifier le maintien de l’activité par la peur de grossir, de se « ramollir », de ne pas atteindre un idéal corporel souvent irréaliste
  • Isoler socialement : cercle amical, vie de famille, vie professionnelle passent au second plan

Selon une grande enquête menée en 2012 dans six pays européens (dont la France), 0,3 à 3 % des personnes pratiquant une activité physique régulière répondraient aux critères proposés de la « dépendance à l’exercice » (Source : L. Lejoyeux, Addictologie, 2018).

Quelques chiffres-clés

  • Près de 10% des sportifs réguliers présenteraient des signes modérés de dépendance, notamment en période de préparation intense ou de stress (Berczik et coll., 2012).
  • 1 à 5 % des pratiquants en salle de sport ou dans les sports d'endurance extrêmes présenteraient une forme sévère de comportement compulsif vis-à-vis de l'exercice (Szabo et coll., 2018).
  • Chez les athlètes d’endurance (marathon, triathlon), la prévalence d’un rapport pathologique à l’effort est supérieure à celle observée chez les sportifs occasionnels.

Le visage de l’addiction au sport : qui est concerné ?

Il serait réducteur d’imaginer que l’addiction au sport ne concerne que les champions ou les professionnels. Si l’on en croit les dernières études françaises et européennes, tout le monde peut y être exposé, à des degrés divers.

  • Hommes et femmes sont concernés de manière proche, même si certaines difficultés (liées à l’image corporelle) touchent un peu plus les femmes dans les sports « esthétiques » (gymnastique, danse, fitness).
  • Les jeunes adultes (18-35 ans) sont plus à risque, notamment chez les sportifs amateurs engagés dans une démarche de performance ou de transformation corporelle.
  • Les personnes à antécédents d’addictions (alimentaires, substances…) ou de troubles anxieux peuvent transférer leur besoin de contrôle ou de compensation sur le sport.

Paradoxalement, le phénomène peut rester invisible car être « accro au sport » est parfois valorisé. La société récompense la volonté, la minceur, la persévérance. Pour beaucoup, il est donc difficile d’en parler ou d’oser demander de l’aide.

Quand le sport devient-il dangereux ? Effets sur le corps et le mental

Risques physiques

  • Multiplication des blessures à répétition (tendinites, fractures de fatigue, élongations…)
  • Épuisement physique (état de surmenage ou « over training ») qui peut aboutir à une chute brutale de la performance, des troubles du sommeil, un affaiblissement du système immunitaire
  • Amenorrhée chez les femmes (absence de règles), avec risque à long terme pour la santé osseuse
  • Développement de problèmes cardiaques ou autres complications liées à l’effort excessif

Risques psychiques et sociaux

  • Apparition de comportements anxieux ou dépressifs en dehors de la pratique
  • Symptômes de manque : irritabilité forte, agitation, idées noires en cas d’impossibilité de s’entraîner
  • Isolement social, retrait progressif d’activités ou de relations autrefois importantes
  • Risque d’associer d’autres conduites à risque (prise de substances dopantes, régime alimentaire extrême…)

Une étude française menée sur 900 sportifs en 2020 avance que 15% déclaraient s’entraîner alors qu’ils étaient blessés ou malades, et 22% présentaient une anxiété intense à l’idée de ne pas pouvoir pratiquer (Lafrenière et coll., Revue francophone sur la santé et les addictions).

Pourquoi tombe-t-on dans l’excès ? Leviers personnels et facteurs sociaux

L’addiction à l’exercice physique est rarement le fruit du hasard. Plusieurs facteurs individuels et contextuels peuvent favoriser ce glissement :

  • Rechercher une « auto-médication » : utiliser le sport pour soulager un stress, une souffrance émotionnelle, pallier un manque de confiance en soi
  • Poursuivre une performance ou un idéal corporel inatteignable, influencé par les réseaux sociaux ou les normes sociétales
  • Éprouver une difficulté à supporter l’inactivité, le repos, ou la frustration
  • Pression de l’entourage (entraîneurs, environnement familial…), valorisation de la performance au détriment de la santé

Des études ont mis en lumière l’influence croissante des réseaux sociaux : plus de 35 % des jeunes adultes interrogés en 2023 dans l’étude « Sports et réseaux sociaux » (Université Paris-Nanterre) déclarent avoir déjà « augmenté leur pratique » pour ressembler à un influenceur ou satisfaire à une norme partagée en ligne.

Comment différencier une pratique exigeante d’une conduite addictive ?

Le passage de la passion à l’addiction n’est pas toujours évident. Quelques points de repère pour distinguer :

  • La pratique choisie : le sportif décide et adapte librement ses entraînements, les interrompt sans angoisse si besoin, garde plaisir et diversité
  • La pratique subie : impossibilité d’arrêter, priorité systématique au sport au détriment de la santé, de la vie sociale, obsession de la performance

Dans l’addiction, la pratique échappe au contrôle : elle devient une fin en soi, un refuge contre l’anxiété, malgré les conséquences négatives. Cette distinction est essentielle : tous les sportifs assidus, même intensifs, ne sont pas addicts.

Que faire ? Conseils, ressources et accompagnements

Si vous vous reconnaissez dans certains des signes évoqués, ou si un proche s’inquiète de votre pratique, il est important d’oser en parler. L’addiction à l’exercice, comme toute addiction, n’est pas une question de « faiblesse », mais le résultat de nombreux facteurs biologiques, psychologiques, sociaux.

  • Évaluer votre rapport au sport. Des questionnaires existent : le « Exercise Addiction Inventory » (Dr Griffiths, Royaume-Uni) est disponible en ligne et permet d’y voir plus clair sur l'intensité de votre rapport à la pratique.
  • Respecter les signaux d’alerte du corps : douleurs, blessures récurrentes, grande fatigue… ne pas hésiter à consulter un médecin du sport ou un professionnel de santé.
  • Remettre du plaisir, de la diversité, du lien social dans la pratique : changer d’activité, s’entraîner avec d’autres, prendre des pauses planifiées.
  • Oser solliciter l’entourage, les associations spécialisées, ou encore un psychologue, en particulier si la pratique sportive est associée à d’autres difficultés : troubles alimentaires, anxiété, isolement.

Quelques ressources utiles :

  • Drogues Info Service – pour un conseil anonyme, gratuit, spécialisés sur toutes les addictions
  • ONAPS (Observatoire National de l’Activité Physique et de la Sédentarité) : dernières données et dossiers d'expertise sur la pratique sportive en France
  • Pour les professionnels : Fédération Addiction, et réseaux spécialisés au niveau régional

Un enjeu de prévention tout terrain : vers une pratique rééquilibrée du sport

Parler d’addiction au sport, c’est reconnaître que même les comportements socialement valorisés peuvent parfois devenir sources de souffrance. S’il ne s’agit pas de pathologiser la pratique intensive, il reste essentiel de rester attentif aux signaux d’alerte : maintien du plaisir, équilibre avec les autres sphères de la vie, écoute du corps et du mental.

En prévention comme en accompagnement, sortir de l’isolement et croiser les regards – professionnels de santé, éducateurs sportifs, proches – reste la meilleure façon d’éviter les dérives. La santé ne se construit jamais contre soi, mais toujours avec soi.

Pour aller plus loin : dossier Inserm « Activité physique et santé », Haute Autorité de Santé, Sport et Manuel.

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