Un concept encore tabou : de quoi parle-t-on vraiment ?

Longtemps, la notion d’addiction au travail a été négligée, voire raillée, dans notre société. Le culte de la performance, la valorisation du « travailleur acharné » font parfois passer l’engagement excessif pour une qualité. Mais la « workaholism », terme issu de l’anglais work (travail) et alcoholism (alcoolisme), est bien une réalité, étudiée dès les années 1970 par le psychologue Wayne Oates. L’idée d’être littéralement « accro » au travail dérange, tant chez les professionnels exposés que chez ceux qui pourraient les encadrer ou les soutenir. Il ne s’agit pas d’un diagnostic officiel dans les classifications internationales (DSM-5, CIM-11), mais la communauté scientifique s’accorde aujourd’hui à reconnaître ce comportement comme source de souffrances et de risques pour la santé physique et mentale. En France, l’INRS évoque une prévalence qui pourrait toucher jusqu’à 10% des salariés (source : INRS, 2019). Mais le chiffre serait largement sous-estimé, tant l’autodiagnostic reste difficile.

Définir l’addiction au travail : plus qu’un zèle excessif

Il est essentiel de bien distinguer la passion pour son métier, l’engagement professionnel, et l’addiction : ce qui fait la différence, c’est la perte de contrôle, l’incapacité à se détacher malgré des conséquences négatives, et la souffrance qui en découle. Voici comment repérer une véritable addiction au travail :

  • Comportements répétitifs : impossibilité de réduire ou d’arrêter le travail, même en dehors des horaires habituels.
  • Conséquences négatives : impact sur la santé, la vie sociale, familiale, parfois avec isolement ou conflits.
  • Perte de liberté : sentiment qu’on « ne peut pas faire autrement », pensées envahissantes liées à l’activité professionnelle.
  • Troubles physiques ou psychiques : anxiété, troubles du sommeil, fatigue chronique, irritabilité, voire symptômes dépressifs.

Les experts parlent d’une stratégie d’évitement : le sur-investissement professionnel vise (inconsciemment) à fuir d’autres difficultés, par exemple des problèmes personnels ou émotionnels.

Des profils à risque ? Les contextes qui favorisent l’addiction au travail

Loin d’être uniquement une question individuelle, l’addiction au travail prend racine dans des milieux professionnels spécifiques.

  • Des métiers exigeants : santé, justice, grande distribution, informatique, communication, etc. Là où la pression est forte et la reconnaissance souvent liée à l’investissement personnel.
  • Les indépendants et cadres dirigeants : absence de limite extérieure, conduction à l’auto-exploitation.
  • Les organisations valorisant l’urgent et la performance : culture du présentéisme, emails 24/7, félicitations pour l’« engagement total ».

Certains traits de personnalité favorisent aussi ce phénomène :

  • Perfectionnisme fort
  • Besoin de contrôle élevé
  • Récompense émotionnelle ou recherche d’estime personnelle à travers le travail

Selon l’étude française menée par Sodexo en 2023, 57% des managers avouent travailler durant leurs congés ou weekends. Ce taux grimpe à plus de 70% dans certains secteurs comme la finance ou les nouvelles technologies.

Quels sont les signes à surveiller ?

Comme pour toute addiction comportementale, les signaux d’alerte peuvent être discrets, insidieux, et s’installer sur plusieurs mois :

  1. Prolongations systématiques : rester au travail « pour finir », emporter du travail chez soi continuellement, oublier régulièrement ses pauses, ses repas.
  2. Envahissement de la vie privée : incapacité à « décrocher » mentalement, difficulté à se concentrer sur autre chose Quotiens pensées et conversations liées au travail, y compris à la maison.
  3. Sacrifices : abandon d’activités personnelles, de temps en famille ou en couple, absence de vacances prolongées, tragiquement valorisée (« je ne prends jamais de vacances »).
  4. Retentissement sur la santé et le moral : douleurs physiques (maux de dos, troubles du sommeil, migraines), anxiété, irritabilité, déprime à l’idée de ne pas travailler.
  5. L’autosabotage : création de nouvelles tâches, refus de déléguer, recherche permanente de perfection qui allonge le temps passé.

Attention à un effet trompeur : l’addiction au travail est parfois masquée par une réussite apparente, une progression de carrière ou des félicitations, qui renforcent le comportement problématique.

Quelles conséquences ? Pour la personne, mais aussi le collectif

Les impacts d’une addiction au travail ne concernent pas seulement la santé individuelle.

  • Épuisement professionnel : fatigue chronique, troubles anxieux, dépression dite « masquée » (perte de plaisir, troubles cognitifs, isolement).
  • Dérèglement vie personnelle/professionnelle : conflits familiaux, divorce, enfermement social, risque accru de burn-out (source : Santé Publique France).
  • Problèmes somatiques : troubles alimentaires, pathologies cardio-vasculaires.
  • Risques organisationnels : baisse de créativité, perte d’efficacité à long terme, tensions dans l’équipe (envie, malaise, compétition malsaine).
  • Modèle toxique au sein de l’organisation : « effet domino » sur les collègues qui se sentent obligés de suivre le rythme, ou « contre-modèle » générant du décrochage.

Un rapport du cabinet Technologia (2014) souligne le lien entre l’engagement excessif au travail et les risques de troubles psychosociaux dans les organisations françaises.

Ce que dit la science : focus sur les recherches récentes

La littérature internationale s’est enrichie depuis dix ans, révélant des tendances inquiétantes mais aussi des pistes prometteuses :

  • Une étude norvégienne publiée dans PLoS One (2014) estime que 8,3% des actifs présentent un profil « workaholic » selon des critères standardisés.
  • En France, la crise sanitaire a accentué le flou entre vie privée et professionnelle : 30% des télétravailleurs disent éprouver des difficultés à poser des limites (source : Baromètre Malakoff Humanis 2022).
  • Le temps passé au travail ne suffit pas à poser un diagnostic : c’est l’intensité de l’obsession, la souffrance ressentie, et la répétition de comportements malgré les conséquences délétères qui font le critère (cf. revue Addictive Behaviors Reports, 2020).

La France accuse encore un certain retard dans la reconnaissance publique du problème, contrairement à des pays comme le Japon où le « karoshi » (mort par surmenage) est reconnu comme un enjeu national.

L’addiction au travail : un défi pour la prévention

Comment agir ? La prise de conscience est la première étape, mais elle doit s’accompagner de mesures concrètes au sein des organisations.

Pour les personnes concernées :

  • Consulter un médecin du travail, un psychologue ou un spécialiste des addictions comportementales.
  • Observer son propre rapport au temps, poser des limites claires : horaires, pauses, vacances planifiées.
  • Parler de ses difficultés à un tiers de confiance, casser l’isolement (collègue, ami, famille).

Pour les employeurs et managers :

  • Former sur la prévention des risques psychosociaux et sur la gestion du temps.
  • Soutenir une culture du droit à la déconnexion, valoriser l’équilibre vie pro/vie perso et non le présentéisme.
  • Mettre en place des espaces d’écoute, d’alerte, de prévention (ex : entretiens de santé au travail, actions de sensibilisation).
  • Adapter les politiques RH pour éviter les surcharges structurelles et le manque de reconnaissance.

Des outils ont été développés au niveau national : trame d’évaluation INRS, dispositifs d'écoute de la médecine du travail, application des droits à la déconnexion (loi Travail 2017), accompagnement par des associations spécialisées comme la Fédération Addiction.

Quand consulter ? À quel moment s’inquiéter ?

Tout le monde peut traverser des périodes de suractivité ou de stress, mais lorsque le travail s’impose au détriment de la santé, de la famille, ou que la pensée du travail occupe en permanence l’esprit, il est essentiel de s’interroger. Les principaux signes d’alerte qui doivent pousser à en parler :

  • Fatigue persistante, troubles physiques chroniques
  • Répétition des conflits liés au travail dans la sphère privée
  • Impossibilité de « décrocher » pendant les temps de repos
  • Anxiété à l’idée de ne pas travailler
  • Sensation de vide ou de déprime loin du lieu professionnel

La confidentialité du médecin du travail permet d’aborder le sujet sans crainte de stigmatisation professionnelle.

Prévention : construire une autre culture du travail

Accepter que l’addiction au travail existe, c’est aussi avancer vers une culture professionnelle plus saine. Pour nombre de salariés et d’organisations, il s’agit de repenser la notion d’engagement et de performance. Quelques clés pour avancer :

  • Sensibiliser dès la formation initiale, dans les écoles, les universités, sur la question de l’équilibre de vie.
  • Valoriser les initiatives qui favorisent la déconnexion, la qualité du temps hors travail.
  • Raconter la réalité du travail, avec ses succès mais aussi ses risques, pour lever les tabous.
  • Appuyer les collectifs locaux (CPAM, associations, groupes de parole) pour permettre l’échange entre pairs.

En parler, c’est déjà agir. Les addictions ne concernent pas seulement les substances ; elles prennent de multiples formes. Face à l’addiction au travail, l’écoute, la nuance et la prévention sont les meilleurs outils pour préserver la santé de chacun et le bien-être collectif.

Sources : INRS (2019), Santé Publique France, Sodexo (Baromètre 2023), Malakoff Humanis (2022), Technologia (2014), Addictive Behaviors Reports (2020), PLoS One (2014), Fédération Addiction.

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