Quand le jeu n’est plus un simple divertissement

La pratique des jeux d’argent a longtemps été associée à des lieux physiques : casinos, PMU, tabacs. Mais l’arrivée d’Internet a totalement changé la donne. Aujourd’hui, il suffit d’un smartphone, d’une carte bancaire, et le hasard est à portée de clic, 24 heures sur 24. Cette accessibilité a multiplié le nombre de joueurs et exposé de plus en plus de personnes à un risque d’addiction.

La France comptait début 2023 près de 3,5 millions de joueurs actifs sur Internet, selon l’Autorité Nationale des Jeux (ANJ). Parmi eux, environ 6% présentaient des signes de jeu problématique, soit près de 215 000 personnes (source : OFDT, 2023). Derrière ces chiffres se cachent des réalités souvent douloureuses – solitude, surendettement, perte de contrôle.

Pourquoi le jeu en ligne est-il particulièrement addictif ?

Une accessibilité inégalée

Les barrières tombent grâce à Internet. Jouer devient possible à tout moment, même la nuit, sans quitter son domicile. Les formes de contrôle social qui pouvaient exister dans les lieux physiques disparaissent : personne pour regarder, conseiller, ou mettre en garde.

L'ANJ souligne que 75% des mises sur les jeux d’argent proviennent aujourd’hui du numérique. Cette omniprésence facilite les passages à l’acte impulsifs et, pour certains, l’installation d’une pratique régulière et compulsive.

Des mécanismes psychologiques puissants

Les jeux d’argent, et en particulier ceux en ligne, reposent sur des ressorts psychologiques bien identifiés :

  • L’illusion de contrôle : Les interfaces sont souvent conçues pour donner l’impression que l’on maîtrise ses chances, alors que le hasard règne en maître (source : Inserm, 2021).
  • La quasi-gagne : Les séquences où l’on frôle la victoire, très fréquentes sur les machines à sous virtuelles ou le poker, entretiennent l’espoir et poussent à continuer (source : Addiction, 2019).
  • Les récompenses immédiates : Les gains, petits ou grands, arrivent instantanément et créent une boucle de plaisir renforcée par la dopamine, un neurotransmetteur du « système de récompense » du cerveau.
  • L’anonymat et la discrétion : Seules à l’écran, des personnes vulnérables peuvent s’enfermer dans une pratique dont l’entourage ne se rend pas compte.

Des techniques marketing ciblées et efficaces

Les plateformes de jeux d’argent en ligne investissent massivement dans le marketing, en particulier sur les réseaux sociaux, via des streamers et influenceurs. En 2022, les opérateurs légaux de jeux ont consacré 396 millions d’euros à la publicité en France. (source : Kantar Media/ANJ, 2023)

Les bonus de bienvenue, les promotions, les relances par email ou SMS, les systèmes de parrainage et la gamification (mises sous forme de défis, classements) sont autant d’incitateurs à jouer plus souvent, plus longtemps, avec l’idée de ne pas « passer à côté d’une occasion ».

Ce que dit la science : comprendre la dépendance aux jeux d’argent

La dépendance aux jeux, une réalité reconnue

La dépendance aux jeux d’argent est classée comme un trouble du contrôle des impulsions par l’Organisation Mondiale de la Santé. Elle se caractérise par :

  • Un besoin irrépressible de jouer, en dépit des conséquences négatives
  • Des tentatives répétées et infructueuses de réduire ou d’arrêter le jeu
  • Une préoccupation obsessionnelle pour le jeu (penser au jeu toute la journée, par exemple)
  • L’apparition de symptômes de manque psychologique
  • Des problèmes sociaux, professionnels, financiers, liés au jeu

On estime que 1 à 1,5% de la population adulte en France est concernée par un trouble du jeu, soit environ 700 000 personnes (source : Santé Publique France, 2021).

Les facteurs de vulnérabilité

Certaines personnes sont plus à risque que d’autres de développer une addiction. Les études montrent que plusieurs facteurs se combinent :

  • L’âge : Les jeunes adultes et adolescents sont particulièrement exposés. En 2022, un jeune de 15 à 17 ans sur dix avait misé de l’argent au moins une fois en ligne (Enquête Escapad, OFDT).
  • Des antécédents familiaux de dépendance (jeu, alcool, substances)
  • La précarité sociale ou économique
  • Des troubles psychiques associés (dépression, anxiété)
  • Le sentiment d’isolement ou de solitude

Les jeux en ligne sont aussi particulièrement prisés des hommes (environ 85% des joueurs à risque sont des hommes, selon l’ANJ), mais la part de femmes concernées progresse régulièrement.

Zoom sur la spirale de l’addiction

Ce qui caractérise le plus la dépendance au jeu, c’est sa progressivité et sa discrétion. Le passage d’une pratique occasionnelle à une pratique problématique s’effectue souvent par étapes insidieuses :

  1. Le jeu commence comme un loisir, une distraction, seul ou entre amis.
  2. Les premiers gains, même modestes, renforcent l’idée que "c’est facile", "ça peut rapporter".
  3. L’envie de compenser les pertes s’installe : "Je vais me refaire".
  4. Les mises augmentent, le temps passé à jouer aussi. On joue parfois pour oublier un stress, une difficulté.
  5. Le jeu prend une place centrale : irritabilité, anxiété, difficultés à se concentrer sur autre chose en dehors du jeu.
  6. Des dettes peuvent apparaître, les relations avec l’entourage se tendent.

L’un des pièges spécifiques aux jeux en ligne est la facilité d’approvisionnement : il suffit de rentrer une carte bancaire ou d’utiliser un porte-monnaie électronique, parfois même de s’endetter auprès du site de jeu lui-même.

Les signaux d’alerte à repérer

Bien souvent, il existe des signes révélateurs qu’un joueur ou un proche peut repérer :

  • Jouer de plus en plus souvent, en dehors de tout plaisir
  • Se sentir soulagé ou euphorique uniquement en jouant
  • Mentir à son entourage sur le temps ou l’argent consacré au jeu
  • Emprunter de l’argent, vendre des biens personnels
  • Éprouver de la culpabilité ou de l'anxiété après avoir joué
  • Négliger ses activités, l’école, le travail, la famille

Près de 50% des joueurs problématiques déclarent avoir utilisé l’argent destiné à d’autres postes (« payer ses factures, ses courses ») pour continuer à jouer (source : Baromètre JMNA 2023).

Des outils et des ressources pour prévenir et agir

Les dispositifs existants

Face à la montée de l’addiction aux jeux d’argent en ligne, plusieurs dispositifs ont été renforcés en France :

  • L’interdiction volontaire de jeu : Toute personne peut demander, gratuitement, à être interdite d’accès aux sites légaux de jeux.
  • Le dispositif "Evaluation, prise en charge et accompagnement" des Centres de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie (CSAPA) est accessible anonymement.
  • Le portail d’aide SOS Jeu (joueurs-info-service.fr) propose une ligne d’écoute nationale et des conseils personnalisés.
  • L’Autorité Nationale des Jeux impose des outils d’auto-limitation (plafond de mises, alertes temps) aux opérateurs agréés.

La prévention en pratique : quelques conseils utiles

  • Se fixer des limites claires de temps et d’argent, et s’y tenir
  • Garder en tête que « la banque gagne toujours »
  • Ne jamais jouer pour « se refaire » après une perte
  • Veiller à ne jamais jouer sous l’emprise d’une émotion (colère, tristesse, euphorie)
  • Parler de sa pratique autour de soi, ne pas rester seul
  • Utiliser les outils d’auto-exclusion proposés par les sites

Pour les familles, il est essentiel d’ouvrir le dialogue sans jugement, d’apporter de l’écoute, et de ne pas hésiter à consulter des professionnels dès que nécessaire.

Des questions de société et des pistes de réflexion

La généralisation des jeux d’argent en ligne pose des questions éthiques majeures : la responsabilité des opérateurs, la protection des mineurs, ou encore l’impact sur la santé mentale. Faut-il aller plus loin dans la régulation ? Limiter certains types de communications ? Interdire certaines mécaniques (comme les lootboxes dans les jeux vidéo, très proches des paris) ?

Les professionnels de santé, les travailleurs sociaux, les familles ont tous un rôle à jouer. En Normandie, des initiatives voient le jour pour développer la prévention en milieu scolaire, accompagner les publics fragiles, et former les intervenants de terrain.

Rappelons-le : on ne parle pas ici d’une question de manque de volonté, mais d’un trouble complexe. Se protéger et protéger les plus vulnérables du piège des jeux d’argent en ligne est possible, avec les bons outils et une information adaptée à chacun.

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