Quand les comportements deviennent dépendances : un enjeu de société en pleine évolution

Le mot « addiction » ne désigne plus seulement la dépendance à des substances comme l’alcool ou le tabac. Aujourd’hui, il concerne aussi des comportements en apparence anodins, comme jouer à des jeux vidéo, parier en ligne, faire du shopping ou scroller sans fin sur les réseaux sociaux. Ces addictions comportementales touchent des millions de Français, sans distinction d’âge ou de statut social. En France, selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), près de 1,4 million de personnes seraient à risque de pratiques addictives sans substance, dont 400 000 pour le jeu d’argent pathologique (source : OFDT 2023).

Mais pourquoi certains comportements dérivent-ils vers la perte de contrôle ? Derrière l’addiction, il existe des mécanismes psychologiques précis, souvent méconnus, qui rendent ces situations si difficiles à prendre en charge. Comprendre ces processus est une clé pour mieux prévenir et accompagner.

Quelle différence entre addiction comportementale et usage problématique ?

Avant d’entrer dans le détail, posons le cadre. On parle d’addiction comportementale lorsque la pratique d’une activité devient centrale, envahit la vie quotidienne, et cause une souffrance (physique, psychique, sociale, ou financière). La frontière avec l’usage jugé « passionné » ou « excessif » n’est pas toujours nette. Certains parleront d’addiction devant 12 heures de jeu vidéo par semaine, d’autres de passion maîtrisée… À partir du moment où l’on perd la maîtrise sur sa pratique et que des conséquences négatives apparaissent, il est temps de s’interroger sur les mécanismes à l’œuvre.

Les mécanismes psychologiques en jeu : décryptage

Les addictions comportementales reposent souvent sur des ressorts psychologiques comparables à ceux des dépendances à substances. Plusieurs mécanismes se conjuguent :

  • Récompense et conditionnement
  • Gestion des émotions et renforcement négatif
  • Processus d’habituation
  • Recherche de stimulation ou d’évitement
  • Biais cognitifs

Le circuit de la récompense : dopamine et plaisir immédiat

Lorsqu’un comportement procure du plaisir ou un soulagement, il active le « circuit de la récompense » dans le cerveau, principalement via la dopamine. Ce système, nécessaire à notre survie (manger, socialiser, etc.), ne fait pas la différence entre une récompense naturelle et une « surstimulation » apportée par certains comportements.

Exemples :

  • Un pari gagnant, une victoire à un jeu vidéo, un « like » sur une photo postée… chaque « succès » déclenche un pic de dopamine.
  • Cela incite à répéter l’action, parfois jusqu’à la perte de contrôle.

Le problème ? Les créateurs de jeux, d’applications ou de sites de paris exploitent intentionnellement ce mécanisme. Par exemple, les mécaniques de lootbox dans les jeux vidéo ou les notifications aléatoires sur les réseaux sociaux sont conçues pour maximiser ce phénomène d’appel-récompense (cf. L’INSERM, rapport 2014).

Le conditionnement : le piège de l’habitude

Au fil du temps, le cerveau associe un comportement à l’obtention rapide de plaisir ou à la réduction d’une tension. Cela conduit à un conditionnement (sorte de réflexe appris) qui rend de plus en plus automatique le recours à ce comportement, même en l’absence de récompense.

  • Par exemple : se connecter machinalement à Instagram en cas de stress ou d’ennui, sans y trouver systématiquement un intérêt.
  • Chez les joueurs de jeux d’argent, le simple fait de se rendre dans un casino peut suffire à déclencher l’envie de jouer, sans autre raison apparente.

Ce processus s’installe de façon insidieuse et contribue à la difficulté d’arrêter, même face à des conséquences négatives.

La gestion des émotions et le renforcement négatif

La plupart des addictions comportementales prennent racine dans la fonction « d’auto-médication » psychique. Devant l’anxiété, la solitude, l’ennui, la tristesse… certaines personnes trouvent dans un comportement addictif un moyen de s’apaiser ou de se détourner d’émotions pénibles.

  • Selon une étude de l’Université de Montréal (2018, Dr Karine Bertrand), 68% des adolescents ayant une utilisation problématique du jeu vidéo rapportent le faire pour oublier leurs difficultés personnelles.
  • Le jeu pathologique, le binge-watching ou même le shopping compulsif deviennent alors une stratégie d’évitement émotionnel : la pratique s’impose comme une béquille face à la douleur, mais empêche d’apprendre à gérer autrement ses émotions.

On parle dans ce cas de renforcement négatif : on n’agit pas pour obtenir du plaisir, mais pour faire cesser un état de mal-être, ce qui entretient la dépendance.

Des vulnérabilités individuelles face aux addictions comportementales

Tout le monde n’est pas égal. Certains profils psychologiques ou situations de vie exposent davantage au risque d’addiction comportementale.

  • Impulsivité : les personnes ayant du mal à différer la gratification (à attendre pour obtenir une récompense) sont plus vulnérables. Ce trait, mesuré dès l’enfance, prédispose par exemple aux conduites de jeu problématique.
  • Faible estime de soi ou troubles anxieux : des études (Santé Publique France, 2021) montrent un lien clair entre symptômes dépressifs ou anxieux et usage pathologique des réseaux sociaux.
  • Isolement social : le manque de soutien, l’absence de repères familiaux ou la solitude amplifient la tendance à compenser via des comportements gratifiants.
  • Antécédents familiaux d’addictions (substances ou comportements), qui reflètent à la fois l’impact de l’environnement et des facteurs biologiques partagés.

À cela s’ajoutent certains événements de vie marquants (deuil, rupture, perte d’emploi…) qui peuvent agir comme déclencheurs.

Le rôle puissant des biais cognitifs

Les biais cognitifs sont des erreurs de perception ou de raisonnement qui influencent nos choix sans que nous en ayons conscience. Ils sont exploités dans la conception de jeux et applications, et participent à l’entretien des addictions comportementales.

  • Biais du joueur : la « quasi-victoire » (par exemple, l’impression d’avoir presque gagné à une machine à sous) pousse à rejouer encore et encore. Des études montrent que la quasi-victoire active dans le cerveau la même zone que le gain, augmentant la motivation à répéter l'action (Clark et al., Neuron, 2009).
  • Biais de disponibilité : surestimer la fréquence ou l’importance d’un événement parce qu’on l’a vécu récemment – par exemple, croire qu’on « va bien finir par gagner » en pariant.
  • Effet de récompense intermittent : un renforcement aléatoire (on ne sait jamais quand la « récompense » tombe) rend le comportement extrêmement addictif. C’est la stratégie employée par les réseaux sociaux via les notifications, ou par les loot boxes dans les jeux vidéo (HAS).

Quand l’addiction s’installe : signes et impacts

Les mécanismes psychologiques agissent en synergie. Avec le temps et la répétition, l’individu perd le sentiment de choisir vraiment. Une fois installée, l’addiction comportementale entraîne :

  • Une perte de contrôle sur la pratique.
  • Un temps et une énergie consacrés croissants au détriment d’autres activités.
  • Le maintien du comportement malgré la conscience des conséquences négatives (financières, sociales, scolaires…).
  • Des conflits dans la vie familiale ou professionnelle, une détresse psychique, voire (dans certains cas) des situations de surendettement ou d’isolement extrême.

Chez les adolescents, le passage à l’âge adulte peut révéler ou aggraver ces enjeux : en France, près de 4% des 15-24 ans présentent aujourd’hui des signes d’addiction aux jeux vidéo (OFDT, 2022).

De la prévention au soin : sur quels leviers agir ?

Les recherches récentes soulignent l'importance de combiner des approches individuelles (agir sur les vulnérabilités personnelles) et collectives (régulation, éducation au numérique…) pour réduire les risques.

  • L’éducation aux mécanismes psychologiques : sensibiliser le public, et dès le plus jeune âge, à la façon dont nos comportements sont influencés par des récompenses, des biais cognitifs et le conditionnement.
  • Renforcer les compétences psychosociales : apprendre à gérer ses émotions, différer la gratification, s’affirmer face à la pression sociale ou commerciale.
  • Développer des alternatives saines pour combler les besoins de stimulation ou de lien social.
  • Encadrer et modérer : la régulation du design des jeux, l’encadrement des mécanismes incitatifs, la limitation de l’accessibilité aux mineurs, l’information sur les risques…

Le recours à une aide spécialisée reste indispensable dans les situations de dépendance avérée. Il existe aujourd’hui des dispositifs régionaux et nationaux qui offrent un accompagnement gratuit et confidentiel, comme les centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), ou la plateforme Drogues Info Service.

Pour aller plus loin : repenser notre rapport au plaisir et au contrôle

Les mécanismes psychologiques à l'œuvre dans les addictions comportementales sont complexes, entre besoins universels (recherche de plaisir, gestion du mal-être) et influence de systèmes conçus pour capter notre attention. Ils révèlent aussi la nécessité de questionner, collectivement et individuellement, notre rapport au temps passé devant les écrans, aux récompenses immédiates et à la gestion de nos émotions.

Mieux comprendre ces mécanismes, c’est se donner les moyens de repérer les situations à risque, d’intervenir précocement, mais aussi de construire une prévention adaptée aux défis d’aujourd’hui. C’est tout l’enjeu d’une approche responsable et non stigmatisante, centrée non sur la culpabilité, mais sur la capacité de chacun à reprendre la main sur ses comportements – et, au fond, sur sa liberté.

Sources :

  • Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT)
  • Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) – Rapport « Jeux vidéo : usages et dépendance »
  • Santé Publique France – Baromètre santé
  • Clark et al., Neuron, 2009 ; Université de Montréal, 2018
  • Haute Autorité de Santé (HAS)

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