Comprendre l’achat compulsif : bien plus qu'un simple plaisir d’acheter

Faire du shopping permet à beaucoup d’entre nous de passer un bon moment, de se faire plaisir ou de marquer une réussite. Pourtant, pour certaines personnes, cet acte anodin se transforme en une spirale de perte de contrôle et d’angoisse. L’achat compulsif a longtemps été considéré comme un simple trait de caractère ou une habitude « un peu excessive ». Or, depuis quelques années, les chercheurs le classent sous la catégorie des addictions comportementales, aux côtés du jeu pathologique ou de la dépendance aux écrans.

Les addictions comportementales désignent des troubles où le besoin irrépressible de répéter un acte détériore progressivement la vie quotidienne, alors même qu’il ne s’agit pas d’une substance (alcool, tabac, etc.) mais d’un comportement. S’affranchir du cliché du « panier percé » permet de mieux comprendre la réalité des personnes touchées.

Des achats, mais à quel prix ? Définition du trouble et signaux d’alerte

L’achat compulsif (aussi appelé « oniomanie ») se définit par une envie irrépressible d’acheter, accompagnée d’une perte de contrôle, d’une montée de tension avant l’acte et souvent d’un soulagement ou d’une excitation immédiate. Ce comportement mène à une souffrance psychique (honte, anxiété, déprime) et a des conséquences concrètes : difficultés financières, dettes, conflits familiaux, isolement...

  • Envies impérieuses et répétées d’acheter, même sans besoin réel
  • Temps important passé à penser aux achats, au détriment d’autres activités
  • Difficulté à résister à l’impulsion d’acheter, même en connaissant les conséquences
  • Souvent, les achats ne sont jamais (ou peu) utilisés
  • Culpabilité, honte ou anxiété une fois l’achat effectué

D’après une synthèse publiée dans la revue Dialogues in Clinical Neuroscience (2014), ce trouble toucherait entre 1 et 8% de la population mondiale, avec souvent une prédominance féminine dans les études occidentales, bien que cela puisse s’expliquer autant par des biais de recrutement que par des différences culturelles.

Achat compulsif, addiction comportementale : comment fait-on la différence ?

La question fait débat. L’addiction comportementale est définie par :

  • La recherche répétée du plaisir, malgré la conscience des conséquences négatives
  • La perte de contrôle sur le comportement
  • La persistance du comportement malgré la souffrance qu’il génère
  • La préoccupation envahissante par ce comportement

Or, l’achat compulsif répond souvent à ces critères. Cependant, il n’a pas encore rejoint officiellement le DSM-5 (la classification américaine des troubles mentaux) des addictions, faute de consensus total chez les experts. Néanmoins, de plus en plus de psychiatres utilisent des grilles communes pour l’identifier et le traiter comme une addiction comportementale (HAS).

Les mécanismes psychologiques et cérébraux derrière l’achat compulsif

Ce trouble n’est pas « une question de volonté ». Des mécanismes profonds sont à l’œuvre :

  • Dérèglement du circuit de la récompense, similaire aux autres addictions
  • Libération de dopamine au moment de l’achat, créant une sensation de satisfaction
  • Le cerveau anticipe cette récompense, d’où les ruminations et la tension ressenties avant l’acte
  • Souvent, l’achat permet de calmer une émotion négative (stress, tristesse, vide)
  • Chez certains, le comportement s’associe à un trouble anxieux, dépressif ou à une période de grande vulnérabilité émotionnelle (émigration, séparation, deuil, etc.)

Une étude Nord-Américaine (Black, 2007) décrit que près de 60% des personnes souffrant d’achat compulsif présentent déjà un trouble de l’humeur associé (dépression, anxiété, etc.), ce qui renforce la nécessité d’approcher ce comportement avec nuance.

Ce que disent les chiffres : impact sociétal et invisibilité du phénomène

On estime, selon une étude publiée dans Addictive Behaviors Reports (2017), que le taux de personnes concernées en Europe varie entre 3% et 7%. Les chiffres fiables sont difficiles à obtenir, en partie à cause de la honte ressentie et la difficulté à consulter.

Quelques données marquantes à retenir :

  • Touche des adultes, mais aussi des mineurs : un quart des jeunes de 16 à 19 ans rapportaient des achats hors contrôle au Canada en 2022 (CAMH).
  • Les achats en ligne explosent : en 2023, près de 15% des acheteurs en ligne français déclaraient avoir déjà acheté sous l’effet d’une impulsion incontrôlée (Baromètre Fevad/CSA).
  • En France, aucune étude nationale récente, mais l’Observatoire Français des Drogues et des Tendances Addictives (OFDT) alertait dès 2018 sur la sous-estimation du nombre réel de personnes concernées, faute de repérage et de prise en charge dédiée.

Ce qui est inquiétant, ce n’est pas la fréquence du shopping, mais la perte de liberté et la dégradation de la qualité de vie qui sont en jeu pour les personnes touchées.

Facteurs de risque : qui est concerné par l’achat compulsif ?

Il n’existe pas de « profil type » de la personne addictive au shopping. Toutefois, plusieurs facteurs retrouvent une prévalence accrue :

  • Historique personnel de troubles anxieux ou dépressifs
  • Chocs psychologiques ou périodes de transition (divorce, chômage, expatriation…)
  • Contexte d’isolement social ou de faible estime de soi
  • Exposition forte à la publicité, aux réseaux sociaux et à la pression de consommation
  • Environnements familiaux problématiques (modèles de consommation incontrôlée, manque de repères, etc.)

Le contexte social et technologique joue aussi beaucoup. Les systèmes d’achat en un clic, les notifications des applications marchandes, et même les offres ciblées par algorithmes favorisent l’impulsivité et réduisent les « freins » à l’achat. Cela monte d’un cran l’exposition de toute la population, jeunes inclus.

L’achat compulsif est-il vraiment reconnu comme addiction ? Le point sur la reconnaissance officielle

Le jeu pathologique a fait son entrée dans les manuels médicaux (DSM-5) comme addiction comportementale, mais l’achat compulsif, lui, peine à s’y faire reconnaître à part entière. Les raisons avancées sont :

  • Difficulté à établir une distinction claire entre un simple excès et une vraie perte de contrôle
  • Variabilité culturelle très forte (notions de « trop acheter » diffèrent selon les pays)
  • Manque d’études à grande échelle sur le long terme

Toutefois, la majorité des spécialistes et des réseaux d’addictologie le considèrent aujourd’hui comme une addiction comportementale à part entière (Fédération Addiction, ANPAA). En France, de plus en plus d’équipes multiprofessionnelles proposent des approches inspirées des protocoles d’addictologie pour accompagner ces personnes.

Quand s’inquiéter ? Quelques points d’auto-évaluation

Les repères suivants, utilisés dans les consultations spécialisées, peuvent aider à faire le point :

  1. Est-ce que les achats sont sources de conflits ou de soucis financiers récurrents ?
  2. Existet-il des tentatives répétées « d’arrêter » ou « de moins acheter », sans succès ?
  3. L’achat intervient-il en réaction à un mal-être ou à une émotion désagréable ?
  4. Y a-t-il une gêne, une honte à parler de ses dépenses à ses proches ?
  5. Le shopping prend-il le dessus sur des activités autrefois plaisantes ?

Si 2 ou 3 de ces situations sont régulières, il est conseillé d’en parler à un professionnel de santé ou de consulter un centre d’addictologie, même à titre préventif. Il n’y a aucune honte à demander conseil, les situations d’addiction sont toujours multifactorielle, et ne relèvent jamais de la « faiblesse de caractère ».

Les conséquences de l’achat compulsif : bien plus que des dettes

L’impact financier est évident, mais il ne faut pas sous-estimer :

  • L’isolement social, lié à la honte et au secret
  • Le sentiment de perte d’estime de soi, voire des épisodes dépressifs majeurs
  • La perte de confiance des proches et des tensions familiales
  • L’engrenage possible vers d’autres addictions ou troubles psychiatriques associés

Une étude publiée par l’équipe de Müller en 2015 a montré que près de 40% des personnes consultantes pour achat compulsif souffraient aussi d’au moins un autre trouble addictif (jeu, internet, aliments, etc.).

Prendre en charge l’achat compulsif : quelles pistes ?

Des solutions individuelles

  • Prendre conscience de la perte de contrôle et accepter d’en parler sans honte
  • Noter ses achats et ses émotions liées, pour identifier les déclencheurs
  • Même sans diagnostic officiel, oser consulter un médecin, psychologue ou un centre d’addictologie
  • Privilégier les paiements en espèces pour mieux voir ses dépenses (plutôt que les paiements dématérialisés)
  • Désactiver les notifications et désinstaller les applications d’achats en ligne pour réduire l’impulsivité

Des approches professionnelles

  • Trouver un accompagnement psychothérapeutique, type Thérapies Cognitivo-Comportementales (TCC), qui ont montré leur efficacité
  • Apprendre à gérer les émotions et l’impulsivité grâce à la pleine conscience ou à la méditation
  • Recréer du lien social pour sortir de l’isolement
  • Associer, au besoin, une prise en charge d’un trouble anxieux ou dépressif
  • S’intégrer à un groupe de parole ou à une association d’entraide (sur modèle Alcooliques Anonymes, il en existe aussi sur l’oniomanie)

Le réseau Addict’Aide propose de nombreuses ressources et adresses pour consulter en toute confidentialité partout en France.

Vers une meilleure reconnaissance et prévention des comportements addictifs non liés à une substance

Face à l’essor des achats en ligne et des sollicitations permanentes à la consommation, la question de l’achat compulsif devient un enjeu de santé publique. Il s’agit de mieux former les professionnels, sensibiliser la population, et intégrer cette problématique dans les politiques de prévention des addictions.

Bien des personnes souffrent en silence. Les chiffres restent sous-estimés, faute de dépistage et de reconnaissance officielle. Pourtant, repérer et accompagner l’achat compulsif, c’est prévenir l’aggravation de la souffrance, mais aussi de potentielles dérives vers d’autres formes d’addictions.

Parler d’addiction comportementale dans le domaine des achats, ce n’est pas « faire peur », ni « pathologiser » un plaisir partagé. Il s’agit de mieux comprendre, prévenir la souffrance évitable, et proposer des solutions à celles et ceux qui, pour des raisons qui leur appartiennent, se sentent pris dans la spirale.

Pour toute question, possibilité d’aider ou d’être aidé, les ressources régionales et nationales en addictologie proposent une écoute attentive, sans jugement, et, le plus souvent, gratuitement.

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