Qu’appelle-t-on addiction multiple ?

Quand on parle d’addiction, beaucoup imaginent la dépendance à une seule substance. Or, il est de plus en plus fréquent d’être concerné par plusieurs types d’addictions en même temps : tabac et alcool, cannabis et jeux vidéo, médicaments et achats compulsifs… Ce phénomène, connu des professionnels sous le nom de polyaddiction ou d’addiction croisée, reste peu connu du grand public.

Selon l’Inserm, la polyaddiction désigne "la consommation répétée et préjudiciable de plusieurs substances psychoactives et/ou l’association à des comportements entraînant une perte de contrôle". Mais pourquoi et comment ces situations surviennent-elles ? Sont-elles exceptionnelles ? Comment repérer et accompagner ces situations qui peuvent fragiliser davantage la santé et l’entourage ?

Addictions : substances et comportements, même combat ?

La dépendance ne concerne pas seulement l’alcool, les drogues ou le tabac. Depuis plusieurs années, les chercheurs intègrent dans leur définition les comportements addictifs sans substance : usage problématique des jeux d’argent, des jeux vidéo, du numérique (réseaux sociaux, téléphone), achats compulsifs, troubles alimentaires (par exemple l’hyperphagie). À la clé, la même logique : une recherche répétée de plaisir ou d’apaisement malgré les conséquences négatives, avec une difficulté à s’arrêter.

  • Selon l’Observatoire français des drogues et tendances addictives (OFDT) : En 2021, on estimait que 41% des adultes fumaient du tabac, 10% buvaient de l’alcool quotidiennement et 11% déclaraient un usage de cannabis au cours de l’année.
  • Sur les comportements : Selon Santé Publique France, 1,3 million de Français présentent un usage problématique d’Internet ; 1% de la population adulte développe une addiction aux jeux d’argent (source : ANJ, 2022).

Derrière ces chiffres, une réalité rarement "monolithique" : les trajectoires d’addiction se croisent, se superposent et parfois se remplacent.

Combien sont concernés par l’addiction multiple ?

Difficile d’avoir une estimation exacte, car les enquêtes différencient rarement les profils mono- ou polyaddicts et le phénomène reste parfois sous-déclaré par les personnes elles-mêmes, à cause de la stigmatisation ou du manque de diagnostic.

  • Une étude menée en France en 2015 (Coquelicot) a montré que 47% des usagers de drogues injectables déclaraient consommer régulièrement plusieurs substances.
  • Chez les adolescents : 40% des lycéens ayant une consommation régulière d’alcool déclaraient aussi consommer du cannabis (Enquête ESCAPAD, OFDT 2022).
  • Santé Publique France estime qu’au moins un quart des personnes suivies en CSAPA (Centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie) sont concernées par l’addiction à deux produits ou plus.

La double ou triple dépendance est donc loin d’être marginale et touche tous les milieux, tous les âges.

Pourquoi devient-on dépendant à plusieurs choses en même temps ?

Il n’y a pas de profil unique. Voici quelques facteurs qui peuvent expliquer l’apparition d’addictions multiples :

  • Vulnérabilités personnelles : Des antécédents familiaux, des troubles psychiques (anxiété, dépression), une faible estime de soi, un stress chronique augmentent le risque d’addictions – et de polyaddictions.
  • Facteurs sociaux : L’isolement, la précarité, les environnements où les consommations sont banalisées ou encouragées (fêtes étudiantes, certains milieux professionnels) favorisent l’accumulation de conduites à risque.
  • Effet "passerelle" ou "substitution" : Certaines personnes alternent en fonction des situations ou des états émotionnels : "je bois moins, mais je fume plus de cannabis", "j’essaye d’arrêter le jeu mais je compense avec le sport à l’excès".
  • Accessibilité et nouveauté : L’essor du numérique, la diversification des substances, la multiplication des canaux d’accès augmentent les occasions de consommer ou de s’adonner à des comportements addictifs.

À noter : l’addiction multiple n’est pas un "manque de volonté", mais un phénomène complexe où biologiques, sociaux et psychologiques s’entremêlent. Le cerveau, soumis à des stimuli répétés (substances ou comportements), ajuste ses circuits de la récompense et du plaisir, facilitant la dépendance croisée.

Quels risques pour la santé et le quotidien ?

La polyaddiction aggrave les risques liés à chaque addiction prise isolément :

  • Majoration des complications médicales : Surdose, infections, troubles cardiovasculaires ou psychiatriques surviennent plus fréquemment.
  • Interactions imprévisibles : Certaines substances prises ensemble (par exemple alcool et médicaments, benzodiazépines et opiacés) majorent le risque de dépression respiratoire ou de troubles cardiaques.
  • Effet sur le cerveau : L’alternance ou la combinaison de plusieurs addictions surcharge durablement les circuits neuronaux, favorisant la rechute même après un sevrage prolongé.
  • Impact social et familial : La démultiplication des addictions déstabilise la vie professionnelle, les relations, la gestion du budget, la santé mentale, multipliant les difficultés quotidiennes.

En France, selon l’OFDT (2023), 60% des personnes suivies pour addiction à une substance évoquent au moins un autre comportement problématique, notamment vis-à-vis des jeux d’argent, d’Internet ou de troubles de la nourriture.

La prise en charge, un défi pour les professionnels

Repérer et accompagner les personnes concernées par une ou plusieurs addictions implique souvent une prise en charge globale, qui ne se limite pas à un seul produit ou comportement.

Quelles spécificités dans l’accompagnement ?

  • Mieux repérer : Les entretiens d’évaluation intègrent désormais la recherche d’autres comportements à risque (jeux, écrans, troubles alimentaires, etc.), au-delà de la substance principale déclarée.
  • Offrir un suivi pluridisciplinaire : Médical, psychologique, social : la diversité des situations impose de croiser les approches.
  • Soutien à l’entourage : Les familles et proches sont eux-aussi impactés et peuvent bénéficier d’accompagnement.
  • Prévention de l’effet "vases communicants" : Quand une addiction s’améliore, la tentation de compenser par un autre comportement est forte — d’où l’importance d’un suivi sur la globalité.

En Normandie, des initiatives s’appuient sur les réseaux locaux pour mettre en place des parcours coordonnés entre les centres de soin en addictologie (CSAPA), les maisons de santé, les associations spécialisées. La mobilisation du Pôle régional de compétences en prévention des addictions va dans ce sens (cf. addictions-dependances-normandie.fr).

Polyaddiction, addictions croisées : quelles pistes de prévention ?

On le sait, la première étape pour prévenir ou limiter les risques est une information claire, loin des clichés :

  • Démystifier : Les addictions multiples ne sont pas des cas à part ; elles concernent, potentiellement, chacun d’entre nous.
  • Encourager l’expression : Parler des conduites addictives sans jugement, que ce soit en famille, entre amis ou avec les professionnels de santé, aide à les repérer tôt.
  • Former les relais de proximité : Les éducateurs, les médecins généralistes, les enseignants, sont souvent les premiers interlocuteurs des situations à risque : leur donner des outils concrets, des repères actualisés, améliore la prévention.
  • Valoriser les alternatives : Soutenir l’inventivité locale (groupes de pair-aidance, ateliers bien-être, dispositifs jeunes) permet de redonner place à l’entraide et au sens dans les parcours de vie.

La prévention doit aussi s’adapter à l’évolution rapide des usages : nouveaux produits (cannabidiol, dérivés de synthèse), multiplication des écrans, micro-transactions dans le jeu vidéo… Tous ces phénomènes invitent à maintenir une veille et une réflexion ouverte, associant citoyens, professionnels et personnes concernées, pour répondre au mieux aux besoins.

Et quand on se sent concerné, que faire ?

Il est toujours possible d’agir, d’être accompagné, même lorsque plusieurs dépendances cohabitent. Quelques repères utiles :

  1. Oser en parler à un professionnel, sans crainte de jugement. Le médecin traitant, les équipes des CSAPA, les associations locales offrent un accueil confidentiel.
  2. Repérer les moments où le besoin de consommer ou d’adopter un comportement devient envahissant (perte de maîtrise, répercussions sur la santé, le budget, les relations).
  3. Faire appel aux structures d’aide : en Normandie, le réseau Appel d’un jour oriente et informe, tout comme le site Drogues Info Service.
  4. Inclure l’entourage : il peut souvent jouer un rôle de soutien primordial, y compris lors des rendez-vous d’accompagnement.
  5. Garder en tête que les rechutes ou les difficultés ne sont pas rares, ni synonymes d’échec. Chaque pas compte, même quand le chemin se fait en zigzag.

Regards sur demain : mieux comprendre pour mieux soutenir

L’addiction multiple interpelle notre façon de penser la prévention et le soin. Au-delà de la question des substances, le défi est de cultiver une vigilance collective sur nos fragilités, nos façons de composer avec le stress, l’ennui, la solitude… mais aussi de favoriser le dialogue et la solidarité à l’échelle locale.

Cela suppose de continuer de nourrir la recherche : on sait déjà, par exemple, que les femmes développent plus souvent des addictions croisées avec des troubles alimentaires, alors que les hommes sont plus touchés par les associations tabac-alcool-cannabis (source : "Addiction", Université de Monash, 2022). L’âge d’apparition des premiers usages et la précocité des troubles de l’attention ou du comportement jouent aussi un rôle (Inserm, 2021).

Informer sans stigmatiser, offrir des solutions adaptées mais concrètes, mieux articuler les initiatives terrain et les expertises nationales : c'est le cap pour que chacun puisse trouver un appui, quelle que soit sa situation.

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