Pourquoi cette question est si importante aujourd’hui ?

À l’ère du numérique, des jeux vidéo, des réseaux sociaux et d’un accès facilité à toutes sortes d’activités, il est devenu fréquent d’entendre parler de “dépendances sans substance”. On évoque tour à tour l’addiction aux jeux vidéo, au travail, au sport, voire aux réseaux sociaux ou à certaines formes de sexualité. Mais toutes les passions intenses sont-elles des dépendances ? Faut-il s’alarmer dès que l’on consacre beaucoup de temps à son loisir préféré ? Cette question, longtemps ignorée, occupe de plus en plus les professionnels de la prévention et de la santé mentale.

Selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), 10 % des 18-75 ans interrogés en 2023 reconnaissaient s’être déjà inquiétés de leur comportement face à une activité non-substantielle (jeux vidéo, jeu d’argent, travail, réseaux sociaux, etc.). Ces préoccupations posent la question du seuil : où se situe la frontière entre implication positive et emprise problématique ? Comprendre ce qui fait d’une passion bien vécue une éventuelle dépendance comportementale est essentiel pour prévenir, accompagner, et éviter la stigmatisation inutile.

Passion intense ou dépendance ? Définir les concepts

La passion, c’est quoi exactement ?

Une passion, dans son sens courant, désigne un investissement émotionnel fort dans une activité — sport, musique, art, collection, jeux, etc. Selon le psychologue Robert Vallerand, la passion est “une forte inclination envers une activité que l’on aime, que l’on considère importante, à laquelle on consacre du temps et de l’énergie”. La passion procure généralement de la joie, contribue à l’épanouissement personnel et reste compatible avec les autres sphères de la vie.

  • Elle donne du sens, nourrit la confiance en soi
  • Elle permet la créativité, les rencontres, les apprentissages
  • Elle s’accompagne d’une capacité à choisir : on peut « s’arrêter » ou « passer à autre chose » sans détresse majeure

La dépendance sans substance : de quoi parle-t-on ?

On parle de dépendance comportementale lorsque l’engagement dans une activité devient irrépressible, au point de générer de la souffrance ou des conséquences négatives. Il s’agit par exemple d’une dépendance aux jeux vidéo, aux jeux d’argent, à Internet, au sport intensif, voire au travail (“workaholisme”). La clé : l’activité prend le dessus, s’impose malgré soi, et réduit la liberté de choix.

Voici quelques critères retenus internationalement, notamment par l’OMS et dans le DSM-5 (manuel diagnostique américain) :

  • Besoin impérieux de pratiquer l’activité
  • Tentatives infructueuses pour contrôler, réduire ou arrêter
  • Priorisation de l’activité au détriment d’autres intérêts ou obligations (familiales, sociales, professionnelles…)
  • Poursuite malgré les conséquences négatives (santé, argent, relations…)
  • Présence de détresse psychique si l’on ne peut s’adonner à l’activité (“craving”, angoisse, irritabilité)

Ainsi, la différence se joue moins sur la « quantité » de temps que sur la qualité du rapport à l’activité et ses répercussions sur la vie globale.

Repérer les signes : quand la passion bascule-t-elle ?

La ligne de démarcation n’est pas toujours claire ni immédiate. Plusieurs spécialistes, comme le psychiatre Laurent Karila ou le psychologue Jean-Charles Nayebi, insistent : la bascule vers la dépendance s’observe sur la durée, dans la perte de contrôle, et surtout dans l’apparition de préjudices.

  • Altération du fonctionnement : Ce qui était source de plaisir se transforme en besoin pressant. Par exemple, un joueur passionné de jeux vidéo commence à sécher les cours, à négliger ses responsabilités ou ses relations.
  • Effet tunnel : L’activité prend toute la place. Ce qui autrefois était un plaisir parmi d’autres devient quasiment exclusif.
  • Tolérance et escalade : Il faut pratiquer plus ou de façon plus intense pour obtenir le même effet.
  • Souffrance psychologique : Anxiété, irritabilité, vide, tension si l’on n’accède pas à l’activité.
  • Déni ou minimisation : La personne justifie son comportement, refuse de voir ou d’admettre les problèmes induits.

À l’inverse, une passion bien vivante s’intègre dans la vie quotidienne : elle s’accommode des contraintes, peut être mise en suspens sans détresse majeure, et n’entraîne pas de dommage durable.

Zoom sur quelques dépendances comportementales fréquentes

Jeux vidéo

Depuis 2018, l’OMS a reconnu le « trouble du jeu vidéo » comme une maladie. En France, selon une étude menée par Santé Publique France, 4,7 % des jeunes de 11 à 17 ans auraient une pratique problématique des jeux vidéo. Le jeu bascule dans la dépendance si :

  • Il prend le pas sur la vie sociale, scolaire, familiale
  • Le joueur ne parvient plus à limiter son temps, malgré les répercussions
  • Il continue à jouer pour soulager un malaise (stress, contrariétés, solitude)

Cependant, la majorité des joueurs restent dans une pratique de hobby, structurante et gratifiante, parfois très investie mais non problématique.

Réseaux sociaux

L’addiction aux réseaux sociaux n’est pas officiellement reconnue comme une maladie, mais les spécialistes s’accordent à dire que certains usages peuvent devenir pathologiques. En 2021, l’Ifop a révélé que plus de 60 % des moins de 25 ans estimaient passer “trop” de temps sur leur écran, et 18 % évoquaient une forme de « dépendance ».

Un usage passionné donne lieu à des échanges, à de la créativité, à un maintien du lien social. Une utilisation dépendante se caractérise par un besoin impérieux d’être connecté, une difficulté à “décrocher”, et une perte de contrôle sur la fréquence ou la durée.

Travail : quand le zèle devient workaholisme

Le « workaholisme » (ou addiction au travail) touche selon les estimations de 8 à 10 % des actifs, avec des conséquences négatives sur la santé physique et mentale. Des heures supplémentaires peuvent être le signe d’une forte motivation. Mais une implication poussée à l’extrême, avec négligence de la famille, du sommeil ou de sa propre santé, doit alerter.

Sport : bénéfices ou risque obsessionnel ?

Le sport est en principe une passion féconde, source de bien-être. Mais chez environ 3 % des pratiquants assidus, la pratique peut devenir excessive : blessures à répétition ignorées, angoisse quand la séance est “ratée”, isolement social, priorisation du sport sur tout le reste. On parle alors parfois de « bigorexie », une forme d’addiction reconnue par l’ordre des médecins depuis 2011.

Passion, dépendance : les clés pour s’orienter

Pour aider à distinguer passion et dépendance, plusieurs pistes sont proposées par les chercheurs et les acteurs de la prévention. En voici quelques-unes, utilisables par tout public :

  1. Se demander si l’activité est une source d’équilibre ou de déséquilibre. Est-ce qu’elle enrichit la vie ? Si oui, c’est plutôt positif. Si elle en appauvrit d’autres domaines, il y a peut-être un problème.
  2. Évaluer la liberté de choix. Peut-on décider d’arrêter ou de diminuer sans trop de mal ? La contrainte ressentie est-elle forte, voire douloureuse ?
  3. Repérer la présence de conséquences négatives. On peut être très investi sans pour autant négliger ses études, son travail ou ses relations.
  4. Observer le regard des proches. Parfois, l’entourage alerte avant la personne elle-même : les changements sont plus visibles de l’extérieur.
  5. Noter la présence d’un malaise psychologique en cas d’interruption. Irritabilité, tristesse ou mal-être peuvent indiquer un virage problématique.
  • Il est important de rappeler que la quantité de temps n’est pas un critère suffisant : certains sportifs ou musiciens investissent plusieurs heures par jour sans basculer dans l’addiction.

Quels accompagnements et quelles ressources ?

Si la dépendance sans substance s’installe, elle n’est ni une fatalité ni une honte. De nombreux outils existent. Leur objectif est de réapprendre à faire de l’activité une composante équilibrée de la vie.

  • Échanges avec un professionnel : médecin, psychologue, addictologue. Ils peuvent aider à mettre des mots, à évaluer la situation. Les consultations jeunes consommateurs (CJC) accueillent aussi les adolescents et jeunes adultes.
  • La ligne d’écoute Drogues info service (0 800 23 13 13) peut orienter vers une ressource locale
  • Les associations spécialisées en prévention des addictions ou en soutien aux familles : elles proposent des groupes de parole, de la documentation ou des espaces d’échange (ANPAA, SOS Joueurs, etc.)
  • Des stratégies de réduction des risques : trouver des alternatives, réaménager les emplois du temps, réapprendre à varier les loisirs

Pour les adolescents et les familles, être à l’écoute, dialoguer sans juger, reste le premier pas. L’essentiel est de ne pas isoler la personne ni de réduire son identité à son comportement.

Vers une société plus nuancée : accompagner plutôt qu’étiqueter

La santé publique évolue : il ne s’agit plus d’opposer “passions saines” et “addictions dangereuses”, mais de penser en termes de parcours, d’équilibre, et d’aide individualisée. Une même activité peut être un moteur pour l’un, un piège pour l’autre – ou encore évoluer selon les périodes de la vie.

L’essentiel : rester attentif à la diversité des parcours, sensibiliser sans dramatiser, et toujours privilégier le lien, la prévention, et la bienveillance dans l’accompagnement. La distinction n’est pas une affaire de jugement, mais d’attention portée à la qualité de vie, à la liberté de choisir, et à l’absence de souffrance ou d’isolement.

  • En cas de doute, consulter, dialoguer, ou s’informer auprès de ressources spécialisées permet d’éviter les malentendus et d’agir au plus tôt, sans culpabilité ni stigmatisation.
  • Enfin, se souvenir qu’une passion, même dévorante, n’est pas un problème en soi : c’est l’équilibre global, la capacité à vivre pleinement, et à préserver sa santé qui reste le meilleur repère.

Sources : [1] OFDT, “Baromètre santé 2023 – Addictions sans substance” [2] Vallerand, R. J. (2008). On the psychology of passion. [3] DSM-5, American Psychiatric Association, 2013 [4] Interviews de La Maison des Addictions, Le Monde, 2022 [5] OMS, Classification internationale des maladies (CIM-11), 2018 [6] Santé Publique France, “Jeunes et pratiques numériques”, 2021 [7] Ifop, “Les Français et la dépendance numérique”, 2021 [8] OIT, “Workaholism : les risques pour la santé”, 2022 [9] Fédération Française de Cardiologie, Données 2023

En savoir plus à ce sujet :